Pourquoi vous devez absolument écouter L’Octet vert…

Aujourd’hui, après avoir avalé goulûment ses deux premières saisons, L’Octet vert fait partie des quelques podcasts dont je ne rate aucun épisode, dont j’attends même fébrilement chaque nouvelle publication, comme on attend le nouveau volet de sa série télé préférée, et, si vous avez la patience de lire les tartines habituelles de mon blog, je vais tenter de vous expliquer pourquoi.

Le partage du savoir

Parmi les raisons qui peuvent pousser une personne – dont ce n’est pas le métier – à créer un podcast, l’une des plus louables, à mes yeux, et des plus susceptibles de réussir, est certainement celle qui semble avoir conduit Tristan Nitot à créer L’Octet vert.
Imaginez : dans votre parcours de vie, de citoyen pas trop con, alors que vous avez un métier, une famille et un agenda bien rempli, soudain, vous faites une découverte qui vous bouleverse, vous terrifie, ou vous transporte. Un genre d’épiphanie, de révélation. Une baffe, quoi. Lors, puisque vous êtes un citoyen pas trop con, disions-nous, vous vous mettez frénétiquement à vous documenter sur le sujet, avalant tous les bouquins que vous trouvez, regardant tous les documentaires disponibles, dans l’espoir de tout apprendre, très vite, de rattraper les années de retard que vous avez prises en n’ayant pas songé plus tôt – triple andouille que vous étiez – à vous renseigner là-dessus et, ce faisant, vous comprenez peu à peu que vous allez en avoir pour très longtemps, qu’il y a de fortes chances que ces recherches vous transforment, et qu’il y a plein de gens qui pourraient profiter de votre entreprise salvatrice d’autodidactie, bénéficier de l’énergie (renouvelable) que vous mettez dans votre quête de savoir passionnelle.
Et puisque, une nouvelle fois, vous êtes un citoyen pas trop con, qui sait que la plus grande source de progrès qui soit, c’est le partage du savoir, vous faites un podcast. Ainsi, non seulement vous partagez votre cheminement, votre propre apprentissage, mais, en allant les interviewer, vous permettez à des spécialistes d’éclairer vos auditeurs dans ce long, long tunnel que vous avez décidé de traverser avec eux. Parce qu’au bout du tunnel, il y a de la lumière, figurez-vous. Vous devenez alors un passeur, un médiateur.
Ce qui est génial, avec le savoir – contrairement à l’argent – c’est que quand on en a, on peut le distribuer à tout le monde, sans le perdre. Eh ouais, le savoir, c’est une corne d’abondance, mon pote !

Le déclic

Avant de se lancer dans ce podcast, Tristan Nitot était déjà une personnalité bien connue du numérique. Ingénieur en informatique, plutôt orienté web, ayant fait ses armes chez Netscape (vous vous souvenez ?), il a ensuite créé et dirigé la branche européenne de la Fondation Mozilla, à qui l’on doit une suite de logiciels libres super chouettes, dont les plus célèbres, utilisés par votre serviteur, sont le navigateur Firefox et le client de messagerie Thunderbird, les deux rares logiciels libres qui ont résisté face aux rouleaux compresseurs de Google (Chrome et Gmail). Depuis 2015, date à laquelle il a quitté ladite Fondation, le bonhomme n’a pas chômé, entre l’écriture de Surveillance://, un excellent livre de vulgarisation sur les dangers du siphonnage de nos données personnelles (que vous pouvez encore trouver en epub ici), sa mission au sein du Conseil national du numérique et des postes successifs chez de grands acteurs du numérique, dont le moteur de recherche français Qwant.
Et puis, un jour, donc – le 28 août 2018 très exactement – Nicolas Hulot annonce sur France Inter sa décision de démissionner de son poste de ministre de l’Écologie, affirmant que le gouvernement (pour ne pas dire le monde entier) n’est pas à la hauteur des enjeux écologiques… En gros, nous dit-il, je pensais pouvoir changer les choses, mais c’est mort. Pour Tristan Nitot, comme pour beaucoup de Français, c’est une immense claque (la fameuse baffe mentionnée plus haut) ; un coup de pied au coquillard, qui entraînera un éveil, ou plutôt un réveil. Car, soyons honnêtes : en ce qui concerne l’écologie, nous n’avons pas besoin d’être éveillés. Nous avons besoin d’être réveillés. Nous sachons déjà, en vrai.
Eh oui, bande de petits ragondins fallacieux : nous sommes des milliards à entendre, au fond de nous, cette petite voix qui, depuis des années, nous dit que l’écologie est un sujet bien plus grave que nous ne voulons l’admettre ; nous déployons beaucoup d’efforts à étouffer cette voix, car nous pressentons que l’écouter vraiment risquerait de nous secouer bien plus que nous n’aimons être secoués. Parce que nous l’aimons, notre grosse bagnole, notre grosse moto, notre grosse baignoire bien chaude, notre abonnement à Netflix, notre confort quotidien et l’insouciance qui lui permet de s’épanouir, les doigts de pieds en éventail. Nous l’aimons, notre vie carbonnée, et même si, quelque part dans le fin-fond de notre subconscient, nous savons pertinemment que ça craint, et que nos enfants, eux, ne pourront pas en profiter aussi aisément, nous refusons d’admettre que les jours de ce confort sont comptés. Ils nous emmerdent, les écolos, bordel ! En somme, nous sommes des millions de gros fumeurs qui n’ont pas envie de regarder la radio de leurs poumons que le médecin leur tend d’un air désolé : « Eh, c’est le cancer, con ! », comme dirait Desproges.
Parfois, il y a besoin d’un déclic, pour qu’enfin on accepte d’y regarder de plus près, pour qu’on accepte de se lancer dans la fameuse courbe du deuil (le modèle de Kübler-Ross, souvent cité dans le podcast) : déni, colère, marchandage, dépression et acceptation. Pour Nitot, ce fut Hulot. Pour moi, ce fut le podcast de Nitot.

Le Thoreau par les cornes

OK. Je ne vous le cache pas, je suis hyper fier de ce jeu de mots. Vraiment. Limite, je me demande si je ne vais pas arrêter mon papier ici, tellement ça pète (pour ceux qui ne le comprennent pas, misérables sots que vous êtes, allez jeter un coup d’œil à la bio de Henry David Thoreau, auteur naturaliste s’il en fut, et vous verrez à quel point je suis hyper drôle, comme mec. Comme fille aussi, d’ailleurs).
Pardon. Mon ego surdimensionné m’a encore emporté.
Revenons donc à nos moutons électriques. Désireux de partager à la fois son propre parcours post « prise de conscience climatique » et son expérience professionnelle dans le domaine du numérique (où les enjeux écologiques sont énormes), Tristan Nitot a donc fini par créer L’Octet vert, le podcast « qui parle de climat, de numérique, et qui file la pêche ». Et la raison pour laquelle vous devez l’écouter, c’est que ce podcast, en réalité, a une vertu thérapeutique (qui profite probablement aussi bien à son auteur qu’à ses auditeurs). Après vous avoir cassé les deux jambes en vous obligeant à quitter votre posture d’autruche, il est, justement, une paire de béquilles formidable pour vous accompagner lentement le long de la courbe du deuil évoquée ci-dessus. Après la première baffe (que vous pouvez compléter en regardant l’interview de Jean-Marc Jancovici sur la chaîne d’ELUCID), la magie opère lentement, par l’accumulation des témoignages que Nitot nous offre sur un plateau, et alors une nouvelle dynamique s’installe, et l’on passe en douceur du déni à l’acceptation, et de l’acceptation au désir d’action.
Partant d’un constat aussi simple que douloureux – dans cinquante ans, si rien ne change, ça va vraiment, vraiment être la merde, pour beaucoup, beaucoup de monde, tant au niveau du climat que des ressources naturelles, et ceci n’est plus une hypothèse d’apôtres de l’Apocalypse, c’est une certitude scientifique, point final – le podcast nous montre, par l’exemple, qu’il y a non seulement des sources d’espoir, mais surtout des moyens d’agir. Et du coup, la baffe fait (un peu) moins mal. Écouter L’Octet vert, c’est se frotter la joue après qu’elle a brûlé sous le choc, et accepter de se retrousser les manches.
D’épisode en épisode, Tristan donne la parole à des gens qui, soudain (pour la plupart en tout cas), ont radicalement changé de trajectoire de vie, décidant enfin de « prendre le Thoreau par les cornes » pour agir, plutôt que subir, pour affronter l’immense bordel qui nous attend plutôt que de lui tourner le dos en le laissant nous entrouducuter sauvagement dans quelques toutes petites décennies.
Avec beaucoup de modestie, Nitot (dont on sent pourtant qu’il commence à avoir accumulé un solide bagage sur ces sujets) tend le micro à des gens dont le parcours est une source d’inspiration, de motivation. Des gens parfois très jeunes, parfois moins, qui sont déjà dans le tunnel, comme nous, mais qui marchent devant, après avoir allumé une torche. « Vous n’êtes pas seuls », comme dirait l’autre. Sans jamais culpabiliser l’auditeur, L’Octet vert lui offre tout un tas de pistes pour faire son propre chemin, lui montre qu’il est possible d’agir, dans de nombreux domaines.
À la fin de chaque opus, j’ai non seulement la satisfaction d’avoir appris quelque chose (vous verrez, on va de découverte en découverte), mais surtout d’avoir gagné un peu de motivation pour me décider à me bouger à mon tour, à commencer progressivement à changer certaines de mes mauvaises habitudes, et à m’interroger tout simplement sur ce que je veux et peux faire, au quotidien, pour participer à cet effort dont le seul objectif est d’assurer à nos gosses une vie bien meilleure que celle que nous leur promettons pour l’instant. Et, croyez-moi, ce n’était pas gagné. Car, en termes d’empreinte carbone, le motard accro au voyage, à la vitesse et à la high-tech que je suis n’était pas forcément le client rêvé pour ce genre de podcast. La politique de l’autruche, cela faisait trente ans au moins que j’en avais fait un art de vivre. Et ma moto, je ne l’ai pas encore lâchée, loin de là. Et c’est précisément la raison pour laquelle vous devez écouter L’Octet vert : si ça a marché sur moi, si ça me fait du bien là où ça fait mal, et si c’est en train de me transformer, en m’élevant un petit peu, il y a de grandes chances que cela vous fasse, à vous aussi, un bien fou, là où vous allez avoir mal. Et nous en avons besoin, n’est-ce pas ? Vais-je abandonner ma moto ? Peut-être pas. Mais j’ai acheté un vélo, pour les petits trajets. Reprendrai-je encore l’avion ? Non. Mais c’est un choix qui, après avoir écouté l’expérience des différents intervenants, ne se fait pas dans la douleur, mais dans la joie.
Vous verrez. Vous allez vite tomber accro à L’Octet vert. On y rencontre des gens époustouflants, tel Ivan Enderlin et sa maison autonome de frapadingue, la pétillante Agnès Crepet et son boulot chez Fairphone, on y découvre les travaux anciens du rapport Meadows et nouveaux du Shift Project, les services du site Nos gestes climats, des initiatives formidables comme celles de La Fresque du climat, on y passe à travers mille émotions et on y pêche mille idées de lecture.
Le podcast en est aujourd’hui à sa troisième saison. Certains épisodes m’ont énormément marqué, pour ne pas dire transformé dans ma vision du monde. Pour n’en citer qu’un, je mentionnerais celui dont l’invité était Timothée Parrique, docteur en économie, chercheur en écologie économique, et auteur du livre Ralentir ou périr : c’est probablement l’une des interventions au sujet de la décroissance qui m’ont le plus captivé. Thimothée a un discours extrêmement didactique, il est éclairant, agréable à écouter, et se révèle enthousiasmant, sur un sujet qui, pourtant, n’est pas censé soulever notre enthousiasme…

La parabole du cerisier

Pour conclure ce billet qui est un peu long (parce que je n’ai pas eu le temps de le faire court, comme disait Churchill), je tenais à partager avec vous l’une des nombreuses belles idées que L’Octet vert m’a permis de rencontrer. Celle de la parabole du cerisier.
C’est Frédéric Bordage, créateur de GreenIt, qui nous pousse à la découvrir, citant à la fin de son interview le livre Cradle to cradle, de William McDonough et Michael Braugart, un ouvrage expliquant le concept du Berceau au berceau, lequel invite les industriels à avoir, dans la conception de leurs produits, une approche qui s’inspire de la nature, et de sa capacité à se regénérer elle-même. Frédéric Bordage nous résume alors la formidable parabole du cerisier qui y est décrite (et que l’on devrait enseigner à bien des patrons), permettant de comprendre la différence entre efficience et efficacité.
Eussiez-vous seulement l’obligeance de bien vouloir me laisser vous la restituer ici, en langage simple : en termes de rendement, un cerisier, ça paraît tout pourri : t’as la moitié des cerises qui tombent par terre, et la moitié de celles qui ne tombent pas se fait bouffer par ces enfoirés d’oiseaux, leur mère. Si ton but, c’est de produire un max de cerises, t’as le seum. Sauf que non. Car, en réalité, si t’es un citoyen pas trop con, tu comprends vite qu’aucune de ces cerises n’est gâchée : celles qui tombent par terre nourrissent le sol et permettent à de nouveaux cerisiers de pousser, et celles qui nourrissent les oiseaux permettent à la biodiversité de perdurer, elle qui est si essentielle à la survie de la nature, et donc, de ton foutu cerisier, qui n’est finalement pas le gros branleur qu’on aurait pu croire.

En somme, arrêtons de penser au rendement, pensons un peu plus aux oiseaux… en écoutant L’Octet vert.

Où écouter L’Octet vert :

Apple podcast
Spotify
Deezer

Découvrez aussi le blog de Tristan Nitot :

Standblog

Confidence Livresque n°1 : Pseudo

Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre de ce court billet, ceci n’est pas une chronique de l’un des chefs-d’œuvre d’Emile Ajar, alias Romain Gary, mais le premier d’une série de billets sur ce blog (série entamée, à l’origine, sur Mastodon, mais où la limite de 500 caractères ne me permettait pas de dire assez de bêtises). Dans cette série, je vais vous raconter des petites anecdotes fort nombrilistes sur mon parcours d’écrivain, partager quelques souvenirs amusants ou émouvants, vous révéler quelques coulisses (plus ou moins avouables), bref, vous faire des confidences livresques

En l’an 2000 (on aura quarante ans, si on ne vit pas maintenant, demain il sera trop tard… woops, pardon, ma Plamondomanie me reprend)… En l’an 2000, donc, quand j’ai terminé mon deuxième roman, La Louve et l’enfant, premier tome de La Moïra, j’avais initialement prévu de le faire sous pseudonyme.

La raison principale en était qu’à l’époque j’avais un petit historique en tant que critique littéraire, à la fois dans mon propre magazine (Science-Fiction Magazine), sur la radio TSF (qui n’était pas encore celle du jazz), et dans l’hebdomadaire L’Express. Je ne voulais pas que mes confrères sachent que c’était moi qui avait écrit ce roman, afin qu’ils puissent le lire sans apriori (fût-il positif ou négatif). La seconde raison était qu’il s’agissait d’un roman résolument féministe, une sorte de pied de nez à la littérature Fantasy classique : je voulais que, pour une fois, le sauveur de l’humanité ne soit pas un homme (Bilbo, Luke Skywalker, Jésus ou le roi Arthur…), mais une jeune femme, Aléa. Il y a 23 ans, je vous promets, c’était sinon novateur, au moins fort rare. Heureusement, de l’eau a coulé sous les ponts patriarcaux depuis lors, et s’il reste beaucoup à faire, la Fantasy féminine a au moins désormais un corpus tout à fait respectable.

Bref, poussant l’idée un peu plus loin, j’avais éprouvé l’envie d’utiliser non seulement un pseudo, mais un pseudo féminin ! Mon éditeur de l’époque (le livre devait paraître au départ aux éditions Mnémos), m’avait alors aidé à construire la biographie fictive de cette jeune écrivaine irlandaise que je devais incarner, sans que jamais quiconque puisse savoir que c’était un pseudonyme (haha, les cons…), et qui devait s’appeler… Shawna McCalion (ne riez pas, j’avais tout juste 28 ans). L’une de mes amies, à la splendide chevelure rousse, avait même posé pour la photo du dossier de presse, et nous avions créé une adresse e-mail pour que miss McCalion puisse répondre aux journalistes par courriel, la pauvre étant totalement injoignable par téléphone, isolée dans sa petite maison campagnarde, près de Typperary.

Finalement, après mûre réflexion — et après que le contrat est passé chez un autre éditeur (Bragelonne, maison que j’ai co-fondée et avec le patron de laquelle je me suis drôlement fâché par la suite, mais c’est une autre histoire…) — j’ai fini par me dire que l’idée était complètement ridicule, et qu’au contraire, écrire un roman féministe sous mon nom de mâle avait plus de sens, moi qui suis convaincu que ce combat doit être mené autant par les hommes que par les femmes. Et puis aussi parce que, finalement, j’avais envie d’assumer mon texte sous mon véritable nom. Car oui, Lœvenbruck, c’est mon véritable nom, mesdames et messieurs, c’est Lorrain, et ça veut dire Le pont des lions : je ne suis tout de même pas assez tordu pour inventer un pseudo que personne n’arrive à prononcer !

Ce qui est amusant, c’est que le premier enregistrement de l’ISBN s’étant fait chez Mnémos, avec le nom de Shawna McCalion, il en reste encore quelques traces ici et là, sur le web, comme, par exemple, sur le site de Cultura, où, 23 ans plus tard, La Louve et l’enfant de Shawna McCalion est annoncé comme « à paraître » (je vous déconseille de l’acheter, cela-dit, je pense que dans vingt-trois ans encore il ne sera toujours pas sorti)… Ah ! Ma pauvre Shawna, tu n’as pas eu le droit à l’oubli numérique ! Je pense souvent à toi, tu sais ?

Trolls locaux et bio : permaculture de la haine sur les réseaux décentralisés *

Ainsi naquit le Troll :

La chose a certes déjà été expliquée mille fois par des gens bien plus calés que moi mais, pour résumer, en préambule à ma réflexion du jour, rappelons que les réseaux sociaux propriétaires ont pour objectif majeur d’engager leurs visiteurs, de les retenir le plus longtemps possible, pour exposer leur cerveau disponible à la publicité ciblée qui s’y affiche (grâce au siphonnage de nos données personnelles). Ainsi, tout comme l’industrie du tabac a appris, avec le temps, à ajouter discrètement des tas de produits addictifs dégueulasses dans ses cigarettes, des armées de spécialistes de la Silicon Valley ont développé, depuis vingt ans, tout un tas d’astuces sournoises pour nous accoutumer à ce nouveau forum romanum, en nous poussant à chercher de plus en plus cette étrange approbation sociale, sous forme de likes et de partages, mais aussi la satisfaction malsaine de pouvoir s’y tenir en juge permanent de ce qui s’affiche sur nos murs, transformant soudain les milliards d’utilisateurs de Facebook en autant d’épidémiologistes, de politologues, d’entraîneurs de football ou d’économistes de haut vol. Et nous voilà qui partageons frénétiquement les publications d’autrui, tantôt pour en faire l’éloge, tantôt pour les conspuer, comme si nous devions impérativement nous poser en arbitres légitimes de la pensée d’inconnus qu’un algorithme tordu a placés sur notre chemin. Cette dynamique sociale, dont l’objectif véritable est donc de créer de l’audimat, fait de nous des experts auto-proclamés de la juste pensée, renforcés dans nos convictions/jugements par le nombre de petits pouces bleus qui se lèvent à chaque envolée lyrique ou chaque diatribe.

La quête perpétuelle d’approbation s’accompagne donc de son pendant négatif, une prolifération de messages haineux, agressifs ou condescendants, de la part de gens (et parfois même de groupes de gens), ces fameux haters ou trolls qui, en réalité, n’avaient initialement rien à faire dans la “conversation” que vous pensiez avoir avec vos “proches”. Chercher l’amour des inconnus nous expose à en récolter aussi la haine. C’est le jeu, bébé ! Et cela ne risque pas de s’arrêter, car la polémique est une cash-machine pour le réseau social, c’est même la principale fonction des fameux algorithmes qui vous exposent quotidiennement aux défécations du quidam : il n’y a rien de plus engageant que l’escarmouche ! Après avoir passé 15 ans sur Facebook et Twitter, j’ai pu constater que mes posts qui généraient le plus de vues étaient, de très loin, ceux où les gens s’en foutaient plein la poire. Et Zuckerberg me félicitait chaleureusement sur mon interface : “Bravo, Henri, cette semaine, vous avez généré vachement plus de vues que d’habitude en disant qu’Orelsan c’était gentillet, mais beaucoup moins bien que Kacem Wapalek”.
Voilà. Les réseaux sociaux nous rendent agressifs et un peu cons. C’est un fait, documenté, et jusque-là, je ne vous apprends rien (d’ailleurs, il se peut que je ne vous apprenne rien non plus dans la suite du texte, hein : après tout, je ne suis pas épidémiologiste, moi non plus).

Et si ce n’était pas la faute de Zuckerberg ?

Quand vous finissez par ne plus en pouvoir de tout ce merdier (et qu’Elon Musk vient en rajouter une couche en prenant les commandes de Twitter), si vous êtes un peu courageux (et un peu fou), vous descendez du ring, et soit vous arrêtez tout, soit vous cherchez une herbe plus verte ailleurs. C’est ce que j’ai fait, vous le savez, en quittant les réseaux sociaux propriétaires pour migrer sur Mastodon. Une chose est sûre : l’herbe y est plus verte. Beaucoup plus verte. C’est indéniable. Sur ce type de réseau décentralisé, pas de publicité ciblée, pas de siphonnage des données, pas d’algorithme pernicieux, et une modération plus efficace car, au lieu d’un immense bordel centralisé, Mastodon est une fédération de plein de petits jardins (instances), à échelle humaine, plus faciles à entretenir par leur jardinier (les administrateurs de l’instance). Mais voilà… elle a beau être plus verte, l’herbe du Fédiverse, il subsiste quand même quelques trolls pour venir la brouter sans vergogne. Et du coup, une question se pose : et si l’existence des haters n’était pas vraiment la faute de ce pauvre Zuckerberg ?

Illustration par l’exemple

Hier, sans doute fort maladroitement, voyant la levée de boucliers provoquée par le SNU (Service National Universel) de Macron, et, je l’admets, assez peu renseigné sur le sujet, je me demandais sur mon fil Mastodon si j’étais “le seul mec de gauche” à ne pas être fondamentalement opposé à l’idée de service national, du moins si on lui donnait une forme plus proche du service civil que j’avais effectué moi-même, lors de mon objection de conscience ; dix-sept mois de ma vie qui m’ont beaucoup appris et qui m’ont donné l’impression de pouvoir “rendre service” à mon pays, qui, lui-même, quoi qu’on en dise, nous rend aussi régulièrement de forts sympathiques services (éducation, transport, poste, sécurité sociale, etc.). Mon post, qui rappelait au passage que La Marseillaise et le drapeau tricolore, hérités de la Révolution, étaient tout de même des symboles de gauche (et que j’emmerdais allègrement les fafs qui se les accaparaient, en refusant de les leur céder) finissait par un naïf “éclairez-moi”.
Au départ, ça a plutôt bien commencé. Mes mastopotes m’ont fait connaître leur position, certains partageant la mienne, d’autres s’y opposant farouchement mais sans agressivité, me faisant découvrir les indéniables aberrations du SNU dans sa forme actuelle. Et puis, là, soudain, c’est le drame : d’un coup, les bons vieux trolls ont surgi de sous leur pont, et les insultes ont volé. Je suis devenu, en l’espace de dix minutes, un sale vieux (ce qui n’est pas faux, en soi, mais assez pourrave, comme insulte), un odieux réac (ce qui est possible, mais très involontaire), et un fieffé macroniste (ce qui est assez rigolo quand on me connaît un peu…). Le plus drôle étant cette dame dont le message était “Je ne vous suis pas, mais vous êtes un sale réac”, ce qui est quand même l’aveu de trollitude le plus éhonté qui soit (“je n’ai rien à foutre là, mais je viens quand même vous insulter”). Saperlotte ! Aguerri à la trollomanie par mes années de service (oui, c’est à la fois un jeu de mot avec SNU et une référence à Antisocial, je suis hyper drôle), j’ai bloqué sans hésiter ceux qui n’apportaient rien d’autre au débat que de vilains noms d’oiseaux (bleus), et puis j’ai fini par en avoir marre et, de guerre lasse, en bon objecteur de conscience, j’ai refusé de prendre les armes et j’ai supprimé mon post, pour avoir la paix.

Du coup, j’ai été bien obligé d’admettre que, merde alors, ce n’est donc pas (seulement) l’algorithme pernicieux des réseaux sociaux propriétaires qui génère la trollerie ! Elle n’a pas besoin des artifices de la publicité ciblée. Elle est là, autosuffisante, s’épanouissant en autarcie. Certes, elle est un poil moins violente, certes, elle prolifère moins vite, mais elle est bien là, la haine : une haine bio, en permaculture, qui se développe durablement dans son écosystème, et sans engrais chimique !

Alors, on fait quoi ?

Il faudrait sans doute ici laisser la place à un sociologue plutôt qu’au romancier que je suis pour nous expliquer savamment pourquoi il y a, dans la nature humaine, ce besoin viscéral d’aller dire, même à un inconnu, qu’il est un imbécile profond de ne pas penser comme soi, et de l’insulter avant même de lui avoir dit bonjour. À bon entendeur…

Mais il y aurait aussi sans doute deux autocritiques à faire.

La mienne, d’abord : qu’est-ce qui me prend d’aller dire des trucs pareils sur un espace (plus ou moins) public ? Tu cherches la merde, Loevenbruck ? Serait-ce une déformation rézosociale, après des années passées sur Faceter et Twibook ? Sans doute. Mea culpa. D’autant que, au fond, c’est vrai, sous sa forme actuelle, le SNU, c’est un peu de la merde.

L’autocritique du Fédiverse ensuite : l’un des attraits de Mastodon est, justement, le climat pacifié que sa forme et sa nature nous promettent. C’est même l’un des arguments les plus souvent utilisés pour inviter les copains à nous y rejoindre. Mais pouvons-nous vraiment mettre cette qualité en avant si la moindre différence d’opinion (aussi peu tranchée soit-elle) expose ses utilisateurs aux mêmes insultes que dans la cour d’en face ? Si les gens comme moi – en surpoids, tatoués, amateurs de single malt, résolument progressistes, qui préfèrent la pensée à la politique, et au dogme le débat, qui n’aiment pas trop les partis et leurs lignes, qui se méfient du militantisme partisan et aspirent plutôt au doute et à l’entendement personnel – n’osent plus y dévoiler leur incertitude quant à un sujet précis, de peur de devoir se coltiner de nouveau la chienlit des réseaux propriétaires, le Fédiverse risque rapidement de devenir un peu fédichiant, non ? Il est évidemment hors de question pour moi de “signaler” des gens juste parce qu’ils m’ont insulté (ces connards !), et les bloquer me suffit amplement ; mais ce petit arrière-goût de ce qui m’a fait quitter Twitter est tout de même un peu triste…

Peut-être qu’un réseau social, même décentralisé, ne doit pas être considéré comme un terrain de débat serein. Peut-être est-ce une illusion, une utopie, que de croire qu’un réseau social pacifié, ouvert aux confrontations d’idées courtoises, soit possible, parce qu’il y aura toujours des putains de trolls, même au paradis (et c’est une vraie question, hein, les amis) ?

Enfin, peut-être est-ce aussi la démonstration des limites du micro-blogging, qui ne laisse pas assez de place pour exprimer clairement sa pensée et qui la soumet, même sur un réseau décentralisé et sans algorithme, au jugement de parfaits inconnus, ignorant le contexte.
C’est en tout cas l’une des raisons qui me poussent à me tourner vers ce blog, où je peux m’étaler comme un sagouin onaniste sans trop craindre les lazzis et les quolibets des inconnus, et en me foutant de savoir si ça fait des likes (sans pour autant abandonner Mastodon, où j’ai fait, en six mois, mille fois plus de belles rencontres et de découvertes qu’en quinze ans sur FB)…

Mais une chose est sûre : à part dans les romans de Tolkien et Pratchett, les trolls, ça me gonfle. J’en appelle donc aux codeurs de la permaculture décentralisée : sauriez-vous coder un désherbant bio ?

*Grâces soient rendues à Ploum qui m’a soufflé ce titre bien plus cool que celui auquel j’avais d’abord songé. Bien qu’il ait eu l’élégance de le livrer en licence Creative Commons CC0, n’empêche, grâces lui soient rendues : c’est, de loin, la meilleure partie de ce billet.