Entretien avec Myra Thielemans

On dit que vous connaissez bien les loups, pourriez-vous m’en dire plus ?
J’ai toujours eu un faible pour cet animal, non seulement parce que je le trouve d’une beauté sauvage envoûtante, mais aussi pour les valeurs qu’il évoque : l’amour de sa tribu, le besoin de liberté, le nomadisme, le refus de se laisser dompter… C’est un animal qu’on apprivoise avec respect, mais qu’on ne dresse pas. J’ai passé beaucoup de temps à étudier les loups, j’ai eu la chance de vivre un peu au milieu d’eux, en différents endroits, à l’époque où j’ai écrit le cycle de La Moïra qui leur est dédié. Aujourd’hui, le loup pose la question de la place que l’homme est prêt à laisser à la nature sauvage dans le monde moderne, et plus largement celle du vivre ensemble. C’est un animal qui peut causer bien des soucis aux bergers mais, si je suis favorable à ce qu’on aide ces derniers, je n’arrive pas à me résoudre à l’idée que l’abattage soit une solution moralement et philosophiquement acceptable… Il doit bien y avoir un moyen d’aider les bergers sans tuer le loup, et il est bien sombre l’avenir d’une humanité qui n’accepterait plus de cohabiter avec la nature, aussi sauvage soit-elle…

Quel est votre rapport à la lecture ?
Pour un auteur, je me suis mis (relativement) tard à la lecture, c’est-à-dire vers quinze ou seize ans. Avant cela, je n’avais pas rencontré les ouvrages qui auraient su me donner la passion de la lecture. Mais quand l’étincelle est arrivée, je m’y suis mis de manière passionnée, et je suis devenu un lecteur compulsif. Pendant de nombreuses années, j’ai lu deux à trois romans par semaine, essentiellement de la littérature de genre, du fantastique, de la SF, du polar, avant de découvrir que je pouvais éprouver le même plaisir avec la littérature générale et me plonger, sur le tard, dans Romain Gary, Borges, Faulkner, Morrison, Easton Ellis… Aujourd’hui, malheureusement, mon métier m’oblige à consacrer l’essentiel de mon temps de lecture à la documentation que mes romans exigent, et donc plutôt aux essais, aux ouvrages historiques ou scientifiques, et je ne lis plus autant de romans qu’il y a une dizaine d’années. Mais je ne passe jamais une semaine sans lire et, quand je prends de (trop rares) vacances, les romans s’empilent dans mes valises.

Comment vous est venue l’envie d’écrire ?
Je n’en ai aucune idée. Elle a toujours été là, d’aussi loin que je me souvienne, et même, bizarrement, avant le goût de la lecture ! Peut-être est-ce génétique, ayant eu pour grand-oncle Pierre Lœvenbruck, qui fut un grand romancier populaire de la première moitié du vingtième siècle, aux éditions Tallandier. Et puis mes parents sont aussi de grands amateurs de littérature. Toujours est-il qu’avant mes dix ans, avant même d’être un véritable lecteur donc, j’écrivais déjà des petits romans, des scénarios de BD, que ma maman, je crois, conserve encore précieusement quelque part. Et il n’y a aucun métier sur terre que j’aimerais mieux embrasser que le mien. Chaque jour, je mesure la chance immense qui est la mienne.

Comment définiriez-vous votre style d’écriture ?
Je ne crois pas en avoir, ou du moins, je crois en changer trop souvent pour vous répondre. Il y a certes de nombreux dénominateurs communs entre mes romans, mais leur forme varie énormément selon le sujet traité. C’est peut-être d’ailleurs ça, mon style d’écriture : la diversité… Je peux écrire des polars historiques en m’amusant avec la langue de Dumas, des thrillers plus modernes, à l’américaine, des romans psychologiques introspectifs comme J’Irai tuer pour vous ou me lancer tête baissée dans un Nous rêvions juste de liberté intimiste, avec une écriture plus personnelle, quoiqu’empruntant éhontément à mon maître Romain Gary (alias Émile Ajar), sans bien sûr arriver à l’ourlet de ses pantalons… Une chose est sûre, mes romans s’écrivent en deux temps. Il y a celui de la conception, où je construis entièrement l’histoire du début à la fin, de manière très détaillée, avec des synopsis d’au moins trente pages et une bible, plus longue encore, qui renferme toutes les informations sur les personnages réels ou fictifs, les lieux que je vais devoir décrire, les connaissances que je vais devoir maîtriser, etc… Ensuite vient le temps de la rédaction, où tout mon esprit, libéré des questions de fond, peut se consacrer exclusivement à la forme, à la phrase, au rythme, à la musique des mots… Allez, je vous confie un petit secret un peu ridicule : j’écris à voix haute ! C’est-à-dire que je prononce mes phrases en même temps que je les écris et, tant que je ne suis pas satisfait de l’harmonie, du mouvement de la phrase, je recommence. Ce qui explique que j’ai beaucoup de mal à écrire en public, dans un avion, un train ou un café, de peur de me faire embarquer par les infirmiers d’un asile psychiatrique…

Dans vos romans, l’Histoire à beaucoup d’importance, pourquoi ? Quel est votre lien avec cette Histoire ?
C’est une question que je me pose moi-même ! Je n’étais pas particulièrement friand d’Histoire à l’école, et j’ai fait des études littéraires. En réalité, ce sont mes propres romans qui, un jour, m’ont poussé à m’intéresser à l’Histoire, sans doute pour l’éclairage que le passé apporte sur le présent. Et puis, écrire des romans historiques a quelque chose de délicieusement dépaysant. Visiter la France du XIVème ou du XVIIIème siècle, c’est presque visiter un autre pays ! Ce qui est très agréable pour moi, c’est que chaque nouveau roman que j’écris me permet d’apprendre de nouvelles choses, notamment sur l’histoire de mon propre pays, mais aussi de faire des rencontres passionnantes avec des historiens, des archivistes, des spécialistes, de visiter des lieux chargés d’histoire avec des guides qui acceptent gentiment de m’ouvrir certaines portes fermées au public… N’étant pas historien et n’ayant pas la prétention de me faire passer pour tel, je prends toujours la peine de demander conseil à ceux dont c’est le métier, je leur demande de me donner leur avis sur mon texte, afin de m’assurer que je ne dis pas trop de bêtises à mes lecteurs. Car l’Histoire, voyez-vous, c’est un peu comme la virologie : le mieux, quand on n’y connaît rien, c’est quand même d’écouter l’avis des professionnels, plutôt que celui des petits excités en mal de gloire, qui viennent nous donner des leçons d’histoire ou d’épidémiologie sur les réseaux sociaux ou les plateaux de télé en se faisant passer pour des spécialistes. Vous voyez ce que je veux dire ?

Qu’y a-t-il de vous dans ces romans ? Y mettez-vous un peu de votre caractère dans la construction des personnages, ou alors sont-ils issus uniquement de vos rêves ? Comment construisez-vous un personnage ?
Il y a toujours, qu’on le veuille ou non, beaucoup de soi dans un roman. Notre écriture est évidemment la somme de notre vécu, de notre culture, de notre philosophie, de notre histoire, de notre éducation. Mais, de manière plus consciente, oui, il m’arrive de mettre un peu de moi dans certains personnages, comme dans Ari Mackenzie (Le Rasoir d’Ockham), par exemple, et bien plus encore dans le personnage de Bohem (Nous rêvions juste de liberté), dont l’histoire n’est pas très éloignée d’une autobiographie, à peine déguisée. Mais j’essaie aussi de mettre un peu de moi dans les personnages les plus sombres, dans les « vilains », comme disent les anglais, parce que je suis persuadé qu’un personnage négatif est plus fort quand il a une part d’humanité, des zones grises, or, je ne connais aucune face sombre aussi bien que la mienne… Pour ce qui est des rêves, je ne crois pas avoir été jamais influencé par un rêve. Il me semble, d’ailleurs, que c’est plutôt le contraire : nos rêves sont influencés par notre imagination. Enfin, pour construire mes personnages, j’écris leur histoire dans la bible du roman que je prépare. J’imagine leur enfance, leurs blessures, leurs joies passées, leurs peines, je dessine leur caractère, parfois en m’inspirant de certaines de mes connaissances, et ce matériau, en général, suffit à leur donner vie au moment où je passe à la rédaction du roman. En vérité, j’en sais toujours bien plus sur mes personnages que ce que je raconte dans mes livres, et je crois que c’est essentiel pour leur donner un peu de corps…

Quel est le livre qui vous a été le plus difficile à écrire ?
Il n’y en a qu’un, et c’était J’Irai tuer pour vous, pour tout un tas de raisons. D’abord parce qu’il abordait le sujet pénible du terrorisme, à un moment où celui-ci frappait notre pays, et que je faisais partie, comme des milliers de nos concitoyens malheureusement, des personnes qu’il avait touchées de près, emportant par deux fois plusieurs de mes amis proches. Ensuite parce que j’y ai écrit l’histoire d’un ami très cher, un frère de cœur, qui a eu la fort mauvaise idée de perdre la vie alors que j’en étais tout juste à la moitié du livre. J’ai bien cru ne jamais pouvoir en terminer la rédaction, écrasé par le deuil et la douleur chaque fois que je m’y essayais, et sans doute n’y serais-je pas parvenu si je n’avais éprouvé le besoin de remplir un devoir de mémoire, non seulement pour ses enfants, que je considère aujourd’hui comme mes filleuls, mais aussi pour notre pays tout entier, qui rend bien peu souvent hommage aux soldats de l’ombre. Bref. Une épreuve désagréable, nécessaire, sans doute, mais que j’espère ne plus jamais revivre. Mes autres romans ont été écrits dans la joie, même si, bien sûr, l’acte d’écrire, quand c’est devenu un métier quotidien, génère parfois des moments de lassitude, de fatigue, où, en se levant, on traîne des pieds pour aller s’installer derrière son clavier… Globalement, je prends beaucoup de plaisir à faire ce métier, et il m’arrive même d’éclater de rire tout seul devant mon écran. Il m’arrive aussi d’éprouver de belles émotions mélancoliques, d’avoir les yeux un peu humides, ce qui est finalement assez rassurant : je me dis dans ces moments-là que les lecteurs seront peut-être un peu touchés eux aussi…

Et le plus facile ?
En terme de quantité de travail nécessaire, tous mes romans ayant demandé une grosse documentation, aucun n’a été vraiment « facile » à écrire, à part peut-être Nous rêvions juste de liberté, qui est sorti de mes tripes comme une évidence, et pour lequel je n’ai pas eu besoin de faire des recherches, puisque j’y ai raconté une version très romancée de ma propre vie, que je connais somme toute assez bien, en tant que témoin direct, en dehors bien sûr de quelques rares épisodes trop arrosés, auxquels seul mon subconscient a pu assister. Bref, aucun n’a été « facile » à écrire, mais tous, excepté J’irai tuer pour vous, ont été agréables. La série des enquêtes de Gabriel Joly est d’ailleurs celle que j’ai écrite avec le plus de plaisir, de manière presque ludique, car j’ai pu y exprimer tout mon amour pour la littérature populaire, avec tendresse et amusement. C’est peut-être aussi parce que, après 23 ans de métier, je commence à mieux maîtriser mon artisanat, et donc à avoir ce petit supplément de sérénité qui permet de s’amuser en travaillant… Si ça continue, il n’est pas impossible qu’un jour je meure de rire au beau milieu d’un roman, ce qui serait, ma foi, le meilleur moyen de partir.

Comment choisissez-vous le titre de vos livres ?
Je ne sais pas ! Le titre s’impose toujours à moi pendant la phase de préparation. Assez vite, pendant les premières semaines, et de manière évidente. Tout à coup, il apparaît, comme un souvenir enfoui qui vous revient soudain en mémoire et, quand il est là, j’ai l’impression de le reconnaître ; je sais que c’est ce titre-là et aucun autre. Ce qui est un peu singulier, c’est que je serais totalement incapable de me lancer dans l’écriture d’un livre sans en avoir le titre. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs. Sans doute parce que j’ai besoin qu’il existe dans ma tête, et que ce qui n’a pas de nom n’existe pas… Il m’est arrivé une seule fois de commencer un roman sans être sûr du titre, et ça me rendait dingue ! C’était Nous rêvions juste de liberté, que j’hésitais à appeler Bohemian Rhapsody. Quand j’ai appris qu’un film sur Queen se préparait sous ce titre, j’ai donc choisi l’autre, mais je ne le regrette pas.

Quel serait pour vous le livre idéal ?
Il existe, et il s’appelle La Vie devant soi, d’Émile Ajar. C’est le livre parfait, sur la forme comme sur le fond, c’est un monument, une œuvre d’art inaltérable, et incontestablement les pages les plus émouvantes que j’aie lues de ma vie. Point final.

Que diriez-vous à quelqu’un qui ne lit pas ?
Que ce n’est pas une obligation ! Je crois qu’il n’y a rien de pire que de vouloir forcer quelqu’un à lire ! Il y a des gens qui ne sont pas faits pour la lecture, et qui le vivent très bien. Certes, la lecture apporte énormément, mais il y a bien d’autres moyens de s’épanouir dans la vie. Disons que, parmi tous les moyens qui existent de s’éveiller, de s’émouvoir, de s’instruire, de s’évader et de grandir, la lecture fait partie de ceux qu’il est dommage de ne pas connaître, mais l’essentiel est de trouver le sien. Moi, certes, je ne pourrais pas m’en passer, mais c’est un plaisir solitaire, et je n’aime pas embêter les gens avec mes plaisirs solitaires !

Quel est votre rapport aux bibliothèques ?
Ah ! Fichtre ! C’est un rapport amoureux ! Parfois je me demande même si je n’aime pas encore plus le livre que la lecture ! Je vis au milieu des bouquins, il y en a sur les murs de mon bureau, de ma chambre, de mon salon, il y en a sur les tables, il y en a par terre, il y en a dans la salle de bain, dans les chambres de mes enfants et, comme beaucoup de bibliophiles, je les classe d’une manière très précise mais compréhensible par moi seul ! J’aime l’odeur des livres, j’aime les livres anciens, et je dois avouer que je suis un acheteur compulsif de certaines petites raretés, il m’est arrivé de considérablement mettre en péril l’héritage de mes pauvres enfants pour acheter des éditions originales inavouables, que ce soit pour des romans, des essais, ou même des vieux jeux de rôle qui n’ont eu que des tirages confidentiels… Pareillement, j’aime éperdument les bibliothèques publiques, leurs immenses rayonnages qui sont autant de promesses de voyages et de découvertes, avec un petit faible pour la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, où j’ai passé l’essentiel de mon temps de documentation pour écrire L’Apothicaire et Le Loup des Cordeliers. Enfin, quand j’entre pour la première fois chez quelqu’un, c’est plus fort que moi, la première chose que je fais, c’est regarder sa bibliothèque. Quels livres y figurent, comment ils sont classés… On apprend beaucoup de chose sur les gens en regardant leurs bibliothèques.

Il parait que vous collectionnez les montres cassées… est-ce vrai et pourquoi ?
Oui, c’est vrai. Au départ, je collectionnais juste les montres, pour lesquelles j’ai une fascination qui doit pouvoir s’expliquer psychologiquement et paradoxalement par ma hantise du temps qui défile… J’ai acheté beaucoup de montres dans ma vie, dont la plupart que je ne porte jamais, ce qui est parfaitement ridicule, j’en conviens, mais c’est un peu le principe de la collectionnite ! Et puis, en 2005, j’ai eu un accident de moto assez sérieux, au cours duquel ma montre s’est cassée et donc arrêtée à l’heure précise du choc. Quand j’ai repris connaissance, en la regardant, je me suis dit qu’elle indiquerait, pour toujours, l’heure à laquelle j’avais vraiment failli perdre la vie. Je n’ai du coup pas voulu m’en séparer, et je l’ai mise avec mes autres montres, dans ma vitrine, comme un petit rappel quotidien de la fragilité de l’existence, de la préciosité de la vie. Depuis ce jour-là, je collectionne donc aussi les montres cassées, à condition que la personne qui me donne la sienne me raconte dans quelle circonstance elle s’est cassée… Mais sinon, je suis un garçon tout à fait sain d’esprit. Quoi ?

Entretien avec Henri Loevenbruck

(compilation de plusieurs entretiens réalisés entre 2003 et 2019)

Quand et comment décide-t-on de vivre de sa plume ?
On ne décide pas forcément d’écrire. Souvent, l’écriture s’impose à vous. C’était mon cas. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu envie d’écrire, et j’ai commencé très jeune, d’abord par des BD, que je dessinais moi-même ou avec des amis, ensuite par des nouvelles, et enfin par mes premiers romans… On ne décide pas non plus d’en vivre. Ce sont les lecteurs qui, s’ils sont assez nombreux, vous le permettent.

Peut-on d’ailleurs en vivre (bien) en France ?
Ce n’est pas aisé, nous ne sommes pas nombreux à pouvoir le faire, et c’est même de plus en plus difficile aujourd’hui, mais si vous avez la chance (et je dis bien la chance… ce n’est pas toujours affaire de talent) de rencontrer un peu de succès, d’être traduit, on peut en vivre correctement. J’ai commencé à en vivre après la parution de mon quatrième roman. Mais pendant les quatre premiers, je gagnais ma vie à côté, avec mon métier de journaliste.

Les dédicaces sont parfois des moments étonnants. Quel est votre pire souvenir de dédicace ? Votre meilleur souvenir ?
Mon pire souvenir de dédicace, c’était une après-midi passée à signer à côté d’Alain Robe-Grillet, un auteur que j’avais étudié en khâgne et que j’étais donc heureux de rencontrer… Bon… Ce n’est pas bien de dire du mal des gens, surtout défunts, mais disons que j’ai découvert l’homme derrière l’écrivain, qu’il m’a paru parfaitement détestable, et que j’aurais préféré rester sur une autre image !
Le meilleur souvenir, c’était à Epinal, en 2001, une gamine de onze ans qui avait lu mes livres plusieurs fois, qui était passionnée, curieuse, drôle, intelligente… Je venais d’être papa, quelques jours avant, et je me suis soudain dit que ma fille, un jour, serait peut-être comme ça, comme elle, et je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait un bien fou. Je suis resté en contact avec cette lectrice, Marie, qui est devenue une amie. Cela fait presque vingt ans qu’on s’écrit régulièrement, et que je la vois grandir avec émotion, comme une petite sœur. Après vingt ans de carrière, c’est très émouvant de pouvoir garder ses lecteurs pendant de si nombreuses années ; il m’arrive d’en voir certains devenir parents, d’autres faire lire mes bouquins à leurs enfants… Damned, je vieillis !

Vos cinq livres cultes ?
Je n’ai que deux livres fétiches : La Vie devant soi et Pseudo, d’Emile Ajar. Ensuite, il y a des centaines de bouquins que j’aime, et je ne saurais évidemment pas les classer ; ces histoires de classement sont un peu farfelues. On ne classe pas plus les livres que l’on aime que l’on ne classe ses enfants ! On les aime tous éperdument !
Je peux tout de même en citer quelques-uns, au hasard, comme ça… La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole, Ça de Stephen King, Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, Le Pendule de Foucault d’Umberto Eco (dont je soupçonne, comme Les Bienveillantes, que beaucoup l’ont acheté et peu vraiment lu), plusieurs Bret Easton Ellis, etc…

Avez-vous déjà éprouvé des moments de découragement pendant l’écriture d’un roman ?
Toujours ! Chaque fois. Bien sûr ! Autant de moments de découragement que de moments de jubilation. Les dernières semaines, souvent, concentrent les deux : on se réjouit à l’idée de terminer enfin, mais on s’en inquiète aussi, on commence à douter… De tous mes romans, celui qui m’a donné le plus de peine fut sans aucun doute J’irai tuer pour vous, mais pour des raisons plus humaines que littéraires, puisque l’ami dont je parlais dans ce livre a eu la très mauvaise idée de se faire emporter par une leucémie, et que j’ai eu bien du mal à faire mon deuil en devant continuer à raconter son histoire… Mais c’est un luxe, de pouvoir éprouver tout ça. Vivre de ce métier est une chance telle que le découragement, au fond, est presque délicieux et salvateur. Qu’aurait-on à écrire, si tout était si facile ?

Cinq films cultes ? Un réalisateur fétiche ?
Les cinq films cultes de ma jeunesse : Brazil, Phantom of the paradise, JFKMagnolia et, euh, oui, je dois l’avouer : Les Demoiselles de Rochefort (eh, oh, ça va, hein !). Mais avec l’âge, mes goûts se sont diversifiés et la liste serait trop longue. Le réalisateur que je suis le plus, que je connais le mieux, dont je ne rate jamais aucun film et dont je lis chaque écrit, chaque interview, c’est Oliver Stone, qui me fascine tant comme réalisateur que comme scénariste.

Comment qualifiez-vous le couple auteur/éditeur ?
Essentiel, délicat, compliqué, salvateur. Il faut beaucoup de confiance et d’humilité pour accepter ce rapport étrange avec un autre qui vient juger et corriger votre travail. Parfois, c’est dur, vexant. Souvent, c’est jouissif. J’ai eu beaucoup de chance en travaillant avec des éditeurs incroyables, tels Stéphane Marsan chez Bragelonne, ou Stéphanie Chevrier et Alix Penant chez Flammarion, qui m’ont beaucoup donné, beaucoup appris. Mais on oublie trop souvent les « petites mains », les assistants qui travaillent aussi avec vous sur le texte, une fois que l’éditeur « senior » a fait un premier passage, et j’ai eu des moments de complicité littéraire extraordinaires avec beaucoup d’entre eux, comme Virginie Pelletier, Tatiana Séniavine ou Simon Labrosse, par exemple.

Quel est votre défaut principal ?
Damned ! Je crois que j’ai autant de défauts que j’ai de livres favoris, et que c’est difficile d’établir un classement ! Je suis obsédé, pervers, nécessairement mégalomane comme tous les écrivains, éternellement insatisfait… Mais j’ai aussi des qualités, enfin ! Quoique…

Avez-vous une passion incongrue ?
Oui. Les montres cassées. C’est une longue histoire. Disons que, déjà, j’ai toujours eu une fascination pour le temps, la détestable finitude qu’il nous impose, et donc pour les montres. J’ai commencé une modeste collection assez tôt, et puis, en 2005, après avoir cassé ma montre dans un accident de moto où j’ai bien failli perdre la vie, je me suis mis à collectionner… les montres cassées. Il y a forcément une explication psychanalytique intéressante derrière tout ça, mais le principal est que cela revient moins cher.

Qu’aviez-vous comme poster pour décorer votre chambre d’ado ? Et aujourd’hui ?
Dans ma chambre d’ado, il y avait des posters de Deep Purple et de Led Zeppelin sur tous les murs. Aujourd’hui, il y a une affiche originale des Sept Mercenaires, un poster de Corto Maltese, un double disque de platine que Renaud m’a offert, mon diplôme de Chevaliet de l’ordre des Arts et des Lettres, des photos de mes frères de moto, les Spitfires, un tableau de Jimmy Hendrix et un autre de Robert Plant… Bref, ça n’a pas beaucoup changé…

L’endroit qui vous fait fuir ?
Les mariages et les hôpitaux.

La personnalité historique que vous admirez ?
Louise Michel, sans conteste.

Qu’est ce qui, selon vous, fait la richesse de la littérature de l’imaginaire ?
Sa richesse n’est pas différente de celle des autres littératures. C’est sa capacité, elle aussi, à offrir de l’introspection, du partage, de l’émotion, de la réflexion… Entre la naissance et la mort, je ne vois pas ce que l’homme est capable de faire de mieux que de raconter des histoires. Notre imagination et notre envie de la partager, comme pour se rassurer, est ce qui me touche le plus dans l’espèce humaine.

Après vos deux trilogies de Fantasy, vous êtes passé il y a plus de dix ans au thriller. La Fantasy est-elle un genre en déliquescence ?
Pas du tout ! C’est un genre qui a encore de beaux jours devant lui ! J’ai toujours refusé de m’enfermer dans un seul genre, par peur de me lasser (au risque de perdre un peu mes lecteurs, je l’avoue, et d’agacer les libraires, qui ne savent jamais sur quelle table me ranger…). J’ai écrit de la Fantasy, du polar, du thriller, du roman historique, un roman que l’on pourrait qualifier de littérature blanche (Nous rêvions juste de liberté)… En réalité, je ne me pose jamais vraiment la question du genre ; le dénominateur commun entre tous mes romans, je crois, c’est la quête du vivre ensemble, la quête de l’autre. Mes héros sont souvent des personnages en quête de fraternité… Encore une fois, cela mériterait sans doute un passage chez un analyste, mais j’ai grandi avec deux grandes sœurs, et je crois que, toute ma vie, je me suis cherché des frères… C’est en tout cas une des thématiques récurrentes de mes livres.

Face à la multiplication des thrillers dans les genres technologiques, historiques ou ésotériques ne risque-t-on pas la saturation ?
Ce qui compte pour moi, c’est d’écrire des histoires qui me plaisent, que je prends plaisir à écrire (ce n’est pas toujours évident), et que j’aurais aimé lire en tant que lecteur. Je ne me pose pas vraiment de questions sur le marché et son éventuelle saturation. Ce serait d’ailleurs le meilleur moyen de se planter. Quand on calcule trop, dans un domaine qui n’a rien de scientifique, on est obligé de tomber sur de mauvais résultats.

Avez-vous plusieurs ouvrages sur le feu ou les abordez-vous un par un ?
J’écris mes romans un par un, et c’est déjà bien assez ! En revanche, quand je suis dans la rédaction d’un roman, je commence à penser au suivant, voire aux suivants. J’ai toujours un ou deux romans en tête, et il m’arrive de travailler sur une idée pendant des années avant de me mettre à la rédaction, ce qui ne m’empêche jamais d’écrire entre temps. Pour L’Apothicaire, il y a eu sept ans de gestation, de documentation. Depuis quinze ans, je réfléchis à un livre sur la Commune de Paris, et je ne l’écrirai peut-être que dans quinze ans…

Après vos deux trilogies de Fantasy, vous vous êtes rapidement fait un nom dans le thriller avec Le Testament des Siècles. Vous avez écrit ce romanentre 2000 et 2002, c’est-à-dire avant la publication du Da Vinci Code : c’est important de le souligner ?
Oui (et je vous en remercie !)… Cela a longtemps été pour moi la source d’une rancunière frustration. Un sacré hasard, et une sacrée surprise ! Un jour, alors que Le Testament des siècles était déjà chez son éditeur original, je découvre sur une table de librairie, à Londres, la couverture du Da Vinci Code… Je me suis dit, très naïvement : « Tiens ! Cela aurait fait un très bon titre pour mon roman !». Je l’ai pris et j’ai lu le résumé en quatrième de couverture, et là je vous avoue que j’ai eu un choc… Au fond, quand on les lit, on voit que le roman de Dan Brown et le mien sont très différents, mais la similitude des sujets traités est pour le moins déroutante ! Au fond, ce genre de choses arrivent souvent, parce que les auteurs puisent leur inspiration dans le même « air du temps ». J’ai sans doute lu les mêmes livres que Dan Brown, vu les mêmes films, et j’ai sans doute senti, comme lui, que cette ambiance ésotérico-historique se prêtait bien à cette époque du nouveau millénaire qui commençait. J’ai voulu piocher – de façon assez ludique, voire critique – dans tous les grands classiques de l’ésotérisme et de la théorie du complot, et forcément, on retombe toujours sur les mêmes références : l’opus dei, Jésus, l’alchimie, la franc-maçonnerie, les templiers…
Toutefois, les conclusions de nos romans n’ont absolument rien à voir, et ce sont deux interprétations du monde très différentes. Je me sens bien plus proche du rationalisme d’un Umberto Eco que de l’ésotérisme de comptoir de beaucoup de nos contemporains…

Vous avez écrit de nombreux romans à suite, vos trilogies de La Moïraet de Gallica, la série des enquêtes d’Ari Mackenzie, la série Sérum… Vous commencez à présent une nouvelle saga située pendant la Révolution française. N’est-il pas plus difficile de réussir une suite plutôt que de se lancer dans un roman unitaire ?
Il y a des avantages et des inconvénients. Le gros avantage : les personnages prennent de la consistance de tome en tome, ils ont un passé littéraire, une histoire, pour moi comme pour les lecteurs. L’inconvénient : cela nous oblige à rester cohérent par rapport à l’histoire précédente, ce qui parfois vous limite, et il y a bien sûr le risque de se lasser soi-même de ses personnages ! Mais quand on tombe amoureux de ses propres personnages, quand ils vous font rire, vous êtes heureux de le retrouver ! J’ai toujours eu un faible pour le roman d’aventure du XIXe siècle, et en particulier pour le roman feuilleton. Je suis aussi un gros consommateur de séries télé, et je crois que l’écriture périodique correspond bien à mes goûts et mes envies, il y a quelque chose de familial qui se construit entre vous, vos personnages, et vos lecteurs, et ça me plaît !

Dans le domaine du thriller ésotérique, les auteurs ne contribuent-ils pas à appesantir l’atmosphère conspirationniste ?
Peut-être. Et cette atmosphère est de plus en plus inquiétante, relayée par les réseaux sociaux et leurs fake news. En ce qui me concerne, je crois, j’espère faire le contraire : mes romans, surtout Le Rasoir d’Ockham et Les Cathédrales du vide, à la manière du Pendule de Foucault (à ma toute petite échelle, bien sûr…) ont plutôt tendance à dénoncer le conspirationnisme et l’ésotérisme de bazar des gens que Eco appelle « les diaboliques ». C’est le principe même du rasoir d’Ockham. Pourquoi chercher des explications farfelues quand la vérité est parfois si simple ? Le phénomène des fake news me préoccupe particulièrement, pour ne pas dire qu’il me contrarie. Il me fait prendre de plus en plus de distance avec les réseaux sociaux, qui me renvoient du monde une image de plus en plus négative. Je pense que nous avons beaucoup de travail à faire sur ce sujet, rappeler que la liberté de la presse est distincte de la liberté d’expression, que le fait de publier quelque chose entraîne une responsabilité tant de l’auteur que de celui qui lui permet de la publier… Je m’intéresse en ce moment aux associations qui travaillent sur cet épineux problème, et j’espère que nous épargnerons rapidement aux générations futures les dérives que nous sommes en train de connaître en la matière, qui ont certainement permis l’élection de Trump et le passage du Brexit, par exemple, deux événements dont le vingt-et-unième siècle se serait sans doute bien passé. L’éternel optimiste que je suis reste persuadé que le sens de l’histoire sera de nous rapprocher, et non de nous éloigner les uns des autres, avec des murs…

Quelles sont vos relations avec les lecteurs ?
J’entretiens beaucoup ces relations, parce que je ne suis pas un homme solitaire, et que je fais un métier qui l’est. Je me ressource beaucoup dans mes rapports avec les lecteurs, dans les salons, mais aussi, en effet sur Internet. C’est important pour moi, car je sais que je leur dois beaucoup, et je veux leur témoigner ma gratitude en me rendant aussi disponible que possible. Et puis, il faut être honnête, j’aime m’amuser, et en général, on s’amuse bien en ces lieux…

Comment expliquer que certains de vos romans soient traduits dans plus de dix langues, en espagnol, italien, allemand, en russe ou même en coréen, mais aucun en anglais ?
Bonne question ! Mes romans sont présents dans presque tous les pays d’Europe, Espagne, Allemagne, etc… mais dans aucun pays anglo-saxon. La raison est simple : les anglo-saxons traduisent très peu d’auteurs étrangers, car ils ont déjà un très grand nombre d’auteurs de leur propre langue (entre la Grande-Bretagne, les US, l’Autralie, le Canada…). Et peut-être aussi par manque de curiosité. La situation est pour moi d’autant plus grotesque que, étant bilingue français-anglais, ce serait les seules traductions que je pourrais lire ! Mais les choses sont en train de bouger, cela va peut-être changer ! Je vous tiendrai au courant !